13 mars 2019
Si le mouvement féministe des années 1970 mettait de l’avant des revendications relatives au travail invisible des femmes, l’enjeu a été laissé de côté avec l’investissement massif des femmes au monde du travail dans les années 1980. « On pensait qu’un partage des tâches et des responsabilités se ferait alors de façon naturelle, si on veut. Mais ça ne s’est pas produit », explique l’historienne Camille Robert, en entrevue avec Le Champlain.
Elle rappelle brièvement que cette intégration au marché du travail a aussi coïncidé avec un tournant néo-libéral dans les services publics, qui s’est traduit par des compressions budgétaires et des coupures de services, avec des conséquences toutes particulières pour les femmes. D’abord, parce qu’elles occupent majoritairement les emplois dans les services publics, mais aussi parce qu’elles sont les utilisatrices principales des services et des programmes sociaux.
Bien que ces impacts sur les femmes aient été démontrés et chiffrés, le sujet demeure sensible.
Quiconque s’est déjà risqué à parler, sur les réseaux sociaux, de charge mentale, de responsabilités familiales et de la charge des personnes proches aidantes sait à quel point la prise de parole peut être éprouvante. Qui s’y frotte s’y pique ! Et pourtant, cette réalité se poursuit bien que les femmes travaillent de plus en plus, souligne Camille Robert. « Le problème réside dans le fait que ces réalités, pourtant quotidiennes et largement répandues, ont été délaissées comme enjeux collectifs de mobilisation, mais le problème n’a pas du tout été réglé. Au contraire, il a été accentué par l’ère néo-libérale. Fondamentalement, pour beaucoup, la situation est demeurée la même et les solutions collectives ne sont pas là pour répondre adéquatement aux besoins. L’arrivée des CPE s’inscrivait dans cette logique.
Mais les mesures n’ont pas suivi. »
Travail invisible – Portraits d’une lutte féministe inachevée est un ouvrage collectif, paru l’automne dernier, dirigé par Camille Robert et Louise Toupin. « Nous avons demandé aux femmes qui ont soumis des textes d’y aller de solutions de mobilisation, de pistes concrètes. »
Certaines revendications s’adressent à l’État. Pensons à un meilleur financement et une plus grande autonomie des services publics, « tant pour les femmes qui assument ce travail dans la sphère familiale, que pour les travailleuses de ces secteurs. »
Il y a aussi toute la question de la rémunération des stages dans les professions dans lesquelles « on prend soin de » : éducation, santé, travail social. Une façon, indique Camille Robert, de rémunérer un travail qui est fait, mais aussi de valoriser davantage ces professions.
« Plusieurs soulignent que ces stages non rémunérés deviennent, en quelque sorte, une formation à la vocation, au don de soi, au travail gratuit. Ensuite, lorsque ces enseignantes, par exemple, arrivent en milieu de travail, elles ne comptent pas leurs heures supplémentaires pour la préparation, la correction, la planification, etc. Parce qu’il y a cette idée, bien implantée, que ça fait partie du travail. C’est aussi bien ancré dans l’esprit collectif, malheureusement. Un travail qui exige de prendre soin n’est pas un problème, mais que ce ne soit pas reconnu ni valorisé par le gouvernement, par les employeurs, c’en est un. »
Il y a aussi toute la question de la proche aidance. Les coupures et compressions dans les services de santé, particulièrement, ont fait en sorte qu’on s’appuie énormément sur les proches aidants, majoritairement des femmes. D’abord, c’est un travail qui leur est plus souvent qu’autrement imposé, faute de services, et d’autre part, pour lequel il n’y a aucune rémunération.
« L’État consent des exemptions d’impôts, mais qu’en est-il des femmes qui doivent réduire, voire quitter, leur travail pour veiller aux besoins d’un proche ? On revient encore à cette idée que l’État s’appuie sur la gratuité, le care effectué par les femmes. Collectivement, il faut s’assurer de mieux soutenir financièrement ces femmes, mais aussi d’offrir plus de services pour les proches aidants. »
L’ouvrage aborde aussi l’explosive question de la charge mentale. « Même si les tâches sont mieux réparties aujourd’hui dans les ménages qu’il y a une vingtaine d’années, le fait est, et demeure, que c’est un fardeau cognitif que les femmes portent encore beaucoup seules. »
Autre intérêt majeur du livre : il s’attarde à différents aspects du travail invisible propres aux femmes immigrantes dans une perspective d’intégration : trouver un logement, des vêtements d’hiver pour les enfants, inscrire les enfants à l’école, aider et soutenir le mari dans la recherche d’emploi, etc. Tout ce travail de support familial et émotionnel est très peu considéré dans les politiques d’immigration.
Outre le cadre de l’État et la sphère familiale, le livre s’intéresse aussi aux mouvements sociaux et propose des textes qui posent une réflexion différente sur les enjeux spécifiques, notamment, aux femmes racisées et aux femmes autochtones à l’intérieur des luttes féministes.
Camille Robert mentionnait aussi en entrevue que cette perspective s’applique aussi au mouvement syndical. « Plus on monte dans les structures syndicales, plus les hommes sont surreprésentés dans les lieux de pouvoir. C’est généralement dû aux obligations familiales. »
Intrigués par les propos de Camille Robert ? La lecture de l’ouvrage collectif Travail invisible – Portraits d’une lutte féministe inachevée vaut le détour !
Maude Messier