20 février 2018
Pourquoi la profession enseignante est-elle si peu attractive? Un texte de Pierre Dubuc, paru dans le dernier numéro de L’aut’journal.
Dans son édition du 20 janvier, Le Devoir consacre un article « aux professeurs qui décrochent ». Une des enseignantes interrogées, André Anne Laberge, 30 ans, enseignante en adaptation scolaire sur la Rive-Sud, raconte qu’elle « vogue de contrat en contrat depuis la fin de ses études en 2013 ». Comment expliquer qu’elle n’ait pas encore obtenu sa permanence? Qu’elle ne sache pas, à chaque année, avant la fin du mois d’août, « dans quelle école et dans quelle classe je devrai aller ». Comment planifier son enseignement, ses maternités, son avenir devant tant d’incertitudes et d’insécurité.
Sa situation n’est pas exceptionnelle. Selon les données du ministère, 42,8 % du personnel enseignant dans nos commissions scolaires est à statut précaire. C’est plus d’un tiers (37,3 %) des profs à la formation générale des jeunes, qui doivent attendre entre 7 et 10 ans avant d’obtenir leur permanence. La situation est encore plus dramatique à la formation générale aux adultes (FGA) (74,6 %) et à la formation professionnelle (FP) (73,8 %). Et l’importance de ces deux derniers secteurs est loin d’être négligeable. À la Commission scolaire de Montréal, près d’un tiers des élèves sont inscrits à la FGA et à la FP. Pourtant, il n’y a pas « pénurie appréhendée » d’étudiants au cours des prochaines années, ni au secteur des jeunes ni à celui des adultes.
Et le ministre, les journalistes et les éditorialistes se demandent encore pourquoi les commissions scolaires font face à une pénurie d’enseignants, pourquoi la profession enseignante est si peu « attractive » auprès des jeunes générations !
Bien sûr, au fil des ans, les syndicats ont arraché au gouvernement la création de listes de rappel selon l’ancienneté, mais il faut avoir été témoin, à la rentrée scolaire, de l’anxiété palpable qui se dégage d’une session d’affectations réunissant plusieurs centaines d’enseignantes par commission scolaire, qui attendent fébrilement de voir si une de leurs collègues, malheureuse dans son école, n’utilisera pas son droit de se prévaloir de son ancienneté pour réclamer leur poste, entraînant par le fait même une cascade de supplantation, réduisant à néant les intenses heures de négociations informelles de l’été entre collègues pour s’assurer de retourner à la même école.
Toujours selon l’article du Devoir, l’autre grand motif de désaffection, ce sont ces « classes ordinaires qui accueillent davantage d’élèves ayant les plus grandes difficultés d’apprentissage ou de comportement ». Quelle en est la cause ? Une plus grande complexité des programmes ? Internet, les cellulaires et autres changements sociétaux ? Ou bien une dégénérescence intellectuelle collective ?
Que non ! La cause est archiconnue. Mais personne ne veut la reconnaître. Au secondaire, 21,5 % des élèves fréquentent l’école privée. Pour mesurer l’ampleur de la saignée, rappelons qu’en 1970-71, cette proportion s’élevait à seulement 5,2 %. Plus significative encore est sa concentration dans certaines commissions scolaires. Au Québec, 80 % des enfants francophones vivent sur le territoire de seulement 30 commissions scolaires. Or, en moyenne, 26 % de ces enfants fréquentent le secondaire privé. Cette proportion atteint 35 % en Estrie, 39 % à Montréal et 42 % à Québec.
La présence du privé a des répercussions sur l’offre de projets particuliers dans les écoles publiques. Depuis 1980, leur nombre a explosé. En 2007, le Conseil supérieur de l’éducation estimait à 20 % la proportion d’élèves inscrits dans des projets particuliers sélectifs. Leur augmentation n’est évidemment pas sans lien avec la présence du secteur privé. Une présence plus importante d’écoles privées sur le territoire d’une commission scolaire tend à stimuler la création de projets particuliers.
L’effet total de ce double écrémage est que la moitié des élèves, au secondaire, ne se trouve plus dans la classe ordinaire publique ! Par voie de conséquence, le nombre d’élèves connaissant des difficultés d’apprentissage augmente proportionnellement, pour atteindre une moyenne de 20 % de la classe. La situation est si dramatique que, dans son Rapport sur l’état et les besoins de l’éducation 2014-2016, le Conseil supérieur de l’éducation (CSE), a tiré la sonnette d’alarme en déclarant que « notre système scolaire, de plus en plus ségrégé, court le risque d’atteindre un point de bascule et de reculer sur l’équité ».
Le CSE a comparé la relation entre le statut socioéconomique et culturel des écoles et leur performance avec celle des autres provinces, où le réseau privé est marginal à cause de l’absence de financement public, alors que les écoles privées au Québec sont financées à plus de 65 % à même les fonds publics. Ainsi, sur la base des résultats des élèves aux tests PISA, la différence entre écoles de statut socioéconomique et culturel différent est de 105 points en mathématiques au Québec alors qu’elle est de 48 points en Colombie-Britannique. En lecture, la différence est de 112 points contre 39, et de 94 points en sciences contre 40.
Autrement dit, dans toutes les provinces du Canada, les élèves des écoles défavorisées ont obtenu une performance inférieure à ceux des écoles favorisées, mais cette différence est nettement plus élevée au Québec. Selon le Conseil, ces données sont une conséquence de la multiplication des programmes sélectifs ou enrichis (qu’ils soient offerts dans une école publique ou privée).
Comme le souligne le CSE, « les inégalités de résultats ne sont pas seulement le fruit des inégalités dans la société (notamment sur le plan économique) ou entre les élèves (de plus ou moins grandes aptitudes), mais elles sont aussi partiellement le produit des inégalités de traitement que le système scolaire lui-même cautionne ».
Le Rapport établit un lien direct entre la classe sociale de provenance des élèves et l’accès aux projets particuliers et à l’école privée. Seulement 16 % des écoles secondaires publiques dont l’indice de milieu socioéconomique est faible proposent à leurs élèves des programmes particuliers alors que, pour les établissements dont l’indice de revenu est moyen ou élevé, ce pourcentage atteint respectivement 46,2 % et 42,4 %.
Concernant l’école privée, 7 % de l’effectif provient de milieux à faibles revenus (revenu familial moyen de moins de 50 000 $), 21 % de la classe moyenne (revenu familial entre 50 000 $ et 100 000 $) et 72 % de milieux favorisés (revenu familial supérieur à 100 000 $).
Encore une fois, la solution est assez simple : Mettre fin aux subventions publiques des écoles privées, ce qui aurait pour effet de ramener la grande majorité des élèves dans les écoles publiques, établissant une nouvelle mixité entre bons, moyens et moins bons élèves dans des classes hétérogènes, dont il est prouvé qu’elle ne conduit pas à un « nivellement par le bas », et ce qui allègerait grandement la tâche des enseignantes.
Réglons ces deux questions, la précarité à l’emploi et les subventions publiques aux écoles privées, et on mettra fin à une situation où 20 % des nouvelles enseignantes quittent la profession au cours des cinq premières années. Pourquoi ne le fait-on pas ? Parce que les instances des partis politiques sont dominées par cette strate sociale dont les enfants fréquentent l’école privée ! Les libéraux et la CAQ ne remettent aucunement en question cette situation. Le PQ noie le poisson à chaque congrès. Seul Gabriel Nadeau-Dubois s’est prononcé fermement pour l’abolition des subventions publiques aux écoles privées. Reste à voir si cette promesse sera incluse dans la plate-forme électorale de Québec Solidaire lors du prochain scrutin.
Pierre Dubuc
L’aut’journal, numéro 366, février 2018