19 avril 2017
Entrevue avec le philosophe Christian Nadeau
Qu’est-ce qu’un groupe? Qu’est-ce qu’un groupe politique ? Qu’est-ce que l’action politique ? Certains d’entre vous lèvent les yeux, d’autres ont déjà quitté cette page…
S’il est exigeant de réfléchir en groupes à ces concepts de base, c’est pourtant le pari qu’a fait Christian Nadeau, professeur titulaire au Département de philosophie à l’Université de Montréal. Et le résultat fait réfléchir.
Agir ensemble. Penser la démocratie syndicale, publié aux éditions Somme toute, en mars dernier. La plaquette d’environ 80 pages est un ouvrage grand public, destiné spécialement aux gens qui gravitent, de près ou de loin, dans le giron syndical.
La thèse du livre : donner sa place à la démocratie participative dans les instances syndicales pour favoriser une plus grande interaction, une dynamique d’échanges, et ainsi éviter que le syndicalisme ne court à sa perte.
« Les organisations, les instances et les procédures sont absolument indispensables à la pérennité du syndicalisme et donc à la poursuite des luttes sociales. Mais si ces institutions deviennent trop distantes de la réalité des membres, elles se scléroseront peu à peu jusqu’à la paralysie, entraînant dans leur chute les organisations syndicales et même, les mouvements militants dans leur ensemble. »
Les deux pieds sur le terrain
Christian Nadeau a animé des dizaines d’ateliers et de conférences sur différents aspects de la vie syndicale au cours des cinq dernières années, dans différentes organisations syndicales, centrales, fédérations, syndicats locaux, dans différents secteurs d’activités de plusieurs régions, auprès de dirigeants, de militants. L’idée est venue d’en faire la synthèse dans un petit livre.
« La matière première de ce livre, ce sont les réflexions et les discussions menées au cours de ces rencontres. Si cela avait été possible, j’aurais dû le faire cosigner par les participants et les participantes de ces ateliers », soutient l’auteur, au cours d’une entrevue accordée au Syndicat de Champlain.
« Lors de ces rencontres, les gens sont souvent un peu désemparés au départ. Ils me disent qu’ils ne s’attendaient pas à faire de la philosophie ! Des dirigeants syndicaux m’ont avoué avoir eu envie de tourner les talons au début des séances. Mais plusieurs m’ont ensuite dit que ça avait complètement chamboulé leur façon de voir le syndicalisme. Ces gens ont une longue expérience syndicale, mais ces discussions en groupe leur ont permis d’avoir une vision d’ensemble du syndicalisme. Ils ont toujours été animés par la conviction que le syndicalisme est nécessaire. Mais il leur est parfois difficile d’expliquer clairement pourquoi, sans passer par les idées toutes faites. Avec ces rencontres, les choses deviennent beaucoup plus claires mais toujours selon leurs propres conceptions et leurs propres expériences. »
Ébranler les colonnes du temple
Loin des clichés qui émanent trop souvent des réflexions menées sur le thème du renouvellement du syndicalisme, le propos du livre ébranle les structures de la démocratie syndicale telle qu’on la connait.
Nadeau se défend de toutefois bien vilipender le travail des structures représentatives et de balayer du revers de la main ce qui est déjà en place. Il insiste plutôt sur l’importance de développer de nouvelles habitudes de démocratie participative au sein des appareils syndicaux pour pallier aux défauts des structures en place.
Si le syndicalisme n’est pas mort au Québec, il n’est pas en très bonne santé… « Trop occupé à lutter contre ses adversaires externes, il oublie ses propres contradictions. […] Pour dire les choses franchement, le syndicalisme souffre d’un sérieux déficit démocratique auquel il doit remédier s’il espère survivre aux prochaines menaces contre lui », peut-on lire en introduction de l’ouvrage.
Les syndicats doivent renouer avec une véritable vie participative, construire des lieux d’échanges indépendants, dynamiques, novateurs et souples où toutes les idées sont mises sur la table, mêmes celles qui ne seront de toute évidence pas retenues.
Au programme donc, refonder le militantisme syndical, transformer les organisations, et surtout, reconstruire les relations entre le militantisme et ses organisations.
Il y a une marche… et il faut la monter !
« La démocratie représentative, ce n’est pas seulement de mettre un “x”sur un papier tous les trois ou quatre ans pour élire des gens qui nous représentent.
« Ce livre n’est pas du tout une critique anarchique qui rejette carrément la démocratie représentative. Inversement, une fois élu, la légitimité d’agir n’est pas un fait acquis unilatéral. Elle est sous surveillance constante. Sinon, ça n’a pas de sens. Prenons un exemple dans la société, on pourrait dire à la presse, “Taisez-vous jusqu’aux prochaines élections !” Personne de ne veut une telle chose !
« Si on est prêt à accepter ce principe pour la presse, on doit l’accepter dans la société civile et, donc, dans nos organisations syndicales. On devrait non seulement l’accepter, mais le favoriser, créer des cadres qui permettent une réflexion critique. C’est pourquoi il faut insister sur ce point : la démocratie marche sur deux jambes, la représentation et la participation. L’une ne va pas sans l’autre.
« Le problème est que lorsque la démocratie participative n’est pas institutionnalisée, elle n’apparaît que de manière ponctuelle. S’il n’y a pas d’espace prévu pour ce genre de chose, c’est au final la démocratie représentative qui perd de sa valeur », soutient Christian Nadeau.
À son avis, les attitudes individuelles pointées si souvent comme des problèmes dans les organisations syndicales (cynisme, individualisme, passivité, etc.) résultent, plutôt qu’elles ne sont la cause, des problèmes structurels du syndicalisme, ce que Nadeau identifie comme les quatre obstacles internes à l’action politique du syndicalisme : la juridicisation du syndicalisme, le clientélisme et le maraudage, la professionnalisation du syndicalisme, l’autoritarisme.
« Une fois qu’on comprend les difficultés inhérentes au syndicalisme, l’idée n’est pas de les résoudre, ce serait impossible, mais plutôt de trouver des contrepoids qui permettent d’atténuer leurs effets négatifs.
« Par exemple, qu’il y ait des batailles juridiques, c’est normal. Le problème, c’est quand on mise à un tel point sur ces enjeux qu’on tue toute forme de politisation du syndicalisme. On se retrouve avec des gens à qui on demande de tenir des pancartes avec des slogans simples en leur disant qu’ils ne peuvent comprendre les enjeux judiciaires, qui sont trop complexes pour eux. C’est absurde. »
« Moins les personnes impliquées auront de pouvoirs, moins elles accorderont de la valeur à ce qu’elles sont capables de faire. On peut le constater avec le droit de vote, qui apparaît futile pour une très grande partie de la population. »
Autrement dit, si les gens ne s’impliquent pas syndicalement, ce n’est pas vraiment par désintérêt, cynisme ou individualisme, mais parce qu’ils n’y trouvent pas leur place, ne comprennent pas quel rôle ils peuvent jouer, ne voient pas comment ils peuvent avoir une influence sur les décisions qui sont prises par leur syndicat.
Dans ces conditions, le syndicat n’est pas quelque chose dont ils font partie, il est plutôt à leurs yeux comme un gros bloc rigide dont, dans bien des cas, ils attendent des services en retour des cotisations payées. Voilà qui est dit.
Plus d’instances participatives permettraient de contrebalancer ces effets négatifs : débats publics, sondages délibératifs, médias sociaux. Le livre propose différentes avenues pour créer des voies participatives, un chapitre y est consacré.
« Mais je n’ai pas voulu trop détailler parce qu’il appartient aux organisations syndicales de se les approprier et même de les créer. »
Nadeau insiste. L’idée n’est pas de remplacer ou de supprimer la démocratie représentative et les instances du monde syndical, mais plutôt de l’accompagner. Parce qu’il y a un danger qui guette chacun des extrêmes, les deux doivent se surveiller mutuellement. « Or, pour que cela soit vrai, ces deux modèles démocratiques doivent être en relation complémentaire l’un avec l’autre. »
« Les mécanismes participatifs permettent, d’une part, de découvrir des éléments qui n’auraient peut-être pas été vus et, d’autre part, d’évaluer ce qui a été fait. C’est un travail en amont et en aval, en relation avec les instances de représentation.
« Il faut se méfier d’une vie participative qui ne jouerait qu’un rôle exutoire, par exemple, une situation où la pression monte et où les dirigeants organisent une rencontre pour “faire sortir le méchant”. Un autre scénario fréquent est celui de consultations qui ne sont en réalité que des adjuvants pour faire passer une décision déjà prise et lui donner une légitimité sous le prétexte de participation. »
Pensons ici aux consultations publiques sur la réussite éducative de cet automne. Le ministre de l’Éducation a annoncé l’imposition du cours d’économie financière pour l’automne prochain et le gouvernement a adopté le projet de loi 105, qui modifie substantiellement la Loi sur l’instruction publique (LIP) et le cadre législatif de la profession enseignante, alors que le rapport des consultations n’est attendu qu’au printemps !
Travailler ensemble
Christian Nadeau est bien conscient que le propos de ce livre n’est pas sans chatouiller les oreilles de certains dirigeants syndicaux.
« J’ai envie de leur dire : N’ayez pas peur. Il ne s’agit pas ici de faire comme si la participation devait prendre toute la place. Par contre, votre responsabilité est aussi d’être exposé à la critique. S’il y a des lieux pour celle-ci, elle sera nécessairement plus juste que dans les couloirs car en l’exposant publiquement, il faut aussi la justifier.»
« Je ne suis pas en train de proposer quelque chose qui remet en cause le rôle des personnes élues, au contraire. »
À son avis, le danger qui guette les organisations syndicales peut prendre deux chemins. D’une part, elles risquent de subir les effets d’une désaffection de ses membres, perdre de son influence et de son pouvoir et d’être vulnérable face au gouvernement et aux élites qui s’organisent contre les mouvements sociaux. D’autre part, des organisations syndicales pourraient bien se retrouver devant des élections où le populisme triompherait. Pensons ici à Rambo Gauthier…
Ce livre impose une réflexion nécessaire sur nos pratiques démocratiques, certes, comme syndicalistes, mais aussi, et c’est tout son mérite, comme citoyens. « En m’adressant au monde syndical, en réalité je parle à tout le monde. Ça pourrait être vrai du milieu communautaire, des entreprises, de notre vie politique.
« Si je m’adresse ici aux organisations syndicales, c’est que j’ai vraiment confiance en leur capacité politique. Ma critique peut paraître sévère, mais elle est à la hauteur de mes espoirs. Je ne parlerais pas aux syndicalistes si je ne croyais pas en la force de transformation politique de ces organisations. »