3 novembre 2016
Pour une science du travail à l’écoute des gens
À première vue, il paraît étonnant que, dans un livre consacré aux « souffrances invisibles » des salariés à faible revenu (travailleurs d’usine, vendeuses, caissières, serveuses, etc.), on trouve un chapitre consacré… aux enseignantes !
L’auteure, Karen Messing, s’en explique : « Dans les chapitres précédents, j’ai parlé de nos expériences avec des travailleurs dont le prestige est minime en raison de leur manque d’éducation et de ce qu’on considère comme un faible niveau de compétence. On aurait pu s’attendre, à ce que les enseignants soient traités avec plus de respect, eux qui sont instruits et à qui on confie nos enfants. Pourtant, curieusement, ils font souvent l’objet d’un féroce mépris ».
Ce mépris, Karen en donne plusieurs exemples. Bien entendu, il y a le mépris affiché dans les médias et elle cite, à cet égard, une étude qui relevait des textes d’opinion virulents à l’égard des enseignants, particulièrement à propos des journées pédagogiques et de la formation des profs.
Mais son article porte surtout sur la volonté de mesurer le travail des profs. L’article s’intitule d’ailleurs : « Des enseignantes et des chiffres ».
Elle fustige François Legault, qui voulait évaluer deux fois par année le « rendement » des profs, tout comme la pratique du « minutage » instaurée par le ministère de l’Éducation. Elle rappelle une étude, qu’elle a codirigée en 1996 et réalisée en collaboration avec la CSQ, qui s’intitulait « La minute de 120 secondes : analyse du travail des enseignantes de l’école primaire ». La conclusion de la recherche était : « Le minutage des leçons au primaire est ridiculement inadéquat et inefficace pour ce qui est de déterminer la répartition du temps d’enseignement ».
Mme Messing est particulièrement outrée par l’ajout, dans la convention collective de 2005-2010, d’une nouvelle exigence voulant que les enseignants du secondaire effectuent chaque semaine cinq heures de travail « personnel » supervisé à l’école.
Elle se réfère au Mémoire de maîtrise de sa collègue Jessica Riel, qui constatait les faits suivants : « Plutôt que de travailler tranquillement chez eux, alors que la plupart des enseignants s’étaient équipés (à leurs frais) d’un ordinateur, d’un bureau adapté et d’un téléphone, en profitant d’un environnement silencieux, ils devaient généralement satisfaire aux exigences du ‘‘système minute’’ dans la salle des professeurs, bondée, bruyante et munie seulement de trois ordinateurs pour l’ensemble du personnel ».
Elle tire la conclusion qui s’impose : « En bonne partie, ces 5 heures de travail à l’école ne se retranchaient pas des 16 heures faites à la maison, mais s’y ajoutaient au contraire. En conséquence, la semaine de travail non rémunéré des enseignants se trouvait allongée du fait que le gouvernement voulait mesurer et contrôler le travail qu’ils effectuaient à titre bénévole ».
Pourquoi ce « mesurage » et ce « minutage » est-il, non seulement inutile, mais aussi contre-productif ? La réponse de Karen Messing est limpide : « Lorsque nous avons mené une étude sur les enseignants du primaire, nous avons trouvé qu’elles étaient motivées par l’amour » de leur métier et des enfants.
L’absence de compassion
Un autre exemple plus troublant de l’absence d’intérêt pour les conditions de travail des enseignants est la réaction des chercheurs du Centre pour l’étude des interactions biologiques entre la santé et l’environnement (CINBIOSE) à la suite d’une présentation, faite conjointement avec Jessica Riel, sur les conditions de travail des enseignants du secondaire.
« Notre analyse révélait leurs terribles conditions de travail et nous pensions qu’elle leur vaudrait une certaine compassion. Comme dans notre recherche sur les enseignantes du primaire, nous avons constaté qu’ils travaillaient dans des salles de classe bruyantes, sales et mal chauffées, qu’ils étaient debout toute la journée et disaient avoir mal au dos. »
Mais elle note qu’« au lieu de s’intéresser aux conditions de travail des enseignants, les auditeurs, tous des chercheurs en santé publique, ont échangé des anecdotes sur les erreurs, la stupidité et l’incompétence des professeurs de leurs enfants. Toutes les autres présentations ont fait l’objet d’une discussion scientifique, sauf celle-là ».
Absence d’auto-compassion?
« Plus surprenant encore, ajoute-t-elle, le fossé empathique autour de leur profession ne semble pas épargner les enseignants eux-mêmes. »
Karen Messing donne l’exemple d’une présentation sur la précarité de l’emploi chez les professeures à l’éducation des adultes, dont elle rappelle les conditions de travail et de vie.
« 86% étaient engagées sur la base d’un contrat à court terme ou à titre occasionnel, même après 15 ou 20 ans de travail. Nous avions beaucoup de sujets à traiter : leur difficulté à joindre les deux bouts en l’absence de toute sécurité économique; le fait qu’elles devaient jongler entre deux ou trois écoles simultanément, sans disposer d’un espace de travail attitré; les disputes juridiques autour des droits des contractuelles sur le matériel qu’elles élaboraient. »
À cela s’ajoutaient l’intégration d’étudiants adolescents et d’autres changements de politiques qui amenaient à constater « les répercussions sur les enseignantes, qui attendaient anxieusement à côté du téléphone au début de chaque trimestre et qui ne pouvaient toujours pas s’acheter une maison à 45 ans, mais qui faisaient des heures supplémentaires pour aider les immigrants et qui enfreignaient le règlement pour protéger les étudiants démunis ».
Mais, à sa grande surprise, elle est stupéfaite de réaliser que « nous n’avons jamais réussi à dire un mot de tout cela lors de la réunion syndicale, parce qu’une discussion sur le service d’autobus scolaire d’une école primaire a monopolisé l’essentiel du temps alloué à notre présentation ».
Quelle est la cause de cette indifférence? Karen Messing laisse entendre que cela découlerait de « la propension des professeurs à se concentrer sur le bien-être de leurs élèves ».
Tout irait peut-être mieux, pour eux et pour les enfants, souligne-t-elle, s’ils bénéficiaient du soutien des parents, de l’administration scolaire et du gouvernement.
Tout irait mieux aussi, pourrions-nous ajouter, s’il y avait plus de chercheurs comme Karen Messing, adeptes d’une « science du travail à l’écoute des gens », comme l’affirme à juste titre le sous-titre de son livre.
À lire : Karen Messing, Les souffrances invisibles. Pour une science du travail à l’écoute des gens. Écosociété.